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Santé
Quel est l’intérêt sanitaire des salles de shoot ?
Par figaroJean-Pierre Olié - le 12/02/2013
AVIS D’EXPERT-La réponse du professeur Jean-Pierre Olié,
psychiatre à l’hôpital parisien Sainte-Anne et membre de
l’Académie nationale de médecine.
Depuis un demi-siècle, notre pays a engagé une lutte à la fois
sanitaire et répressive contre les toxicomanies et les trafics
de drogue. Pourtant, le nombre de personnes dépendantes à
l’héroïne n’a jamais diminué au-dessous du seuil de 300.000.
Pourtant, il est satisfaisant d’observer que la politique de
réduction des risques mise en œuvre par un grand nombre de
structures de soins aux toxicomanes a significativement limité
les complications infectieuses et les accidents d’overdose.
Aujourd’hui, moins de 2 % des nouvelles contaminations par le
virus du sida concernent les toxicomanes, et elles sont
essentiellement liées à des conduites sexuelles à risque. Au
contraire, la contamination par le virus de l’hépatite C demeure
fréquente, touchant plus d’un toxicomane sur deux, et les salles
d’injection contrôlée ne réduiront pas cette contamination
extrêmement précoce dans le parcours du toxicomane.
La volonté de compassion à l’égard des personnes se trouvant en
situation de dépendance à une ou plusieurs substances
psychoactives est partagée par tous. Les toxicomanes se trouvent
dans une situation de maladie qui justifie de faire tout ce
qu’il est possible pour les aider à en sortir. Pour autant, on
ne peut ignorer la trop fréquente difficulté de ce type de
malade à s’inscrire dans un programme de soins. Nous en avons
une large expérience: dès les années 1970, l’hôpital Sainte-Anne
et l’hôpital Fernand-Widal à Paris ont ouvert les premiers
programmes de traitement par méthadone, substance opiacée ayant
démontré son utilité pour accompagner le toxicomane vers une
reprise de sa liberté par rapport à la drogue. Dans ces
programmes, il ne s’agit pas d’une simple dispensation au
comptoir de la drogue, mais bel et bien d’un suivi médical
extrêmement rapproché avec une distribution quotidienne de la
substance méthadone et surtout la mise en œuvre de mesures de
soutien psychologique et social rendu nécessaire par la
pathologie toxicomanie.
L’idée des «salles de shoot» actuellement avancée en France
n’est pas récente. Il y a environ vingt ans, la Suisse a été la
première à en créer pour que des usagers réguliers de drogues
viennent s’injecter leur produit de manière plus hygiénique sous
la supervision d’un personnel qualifié. Une dizaine d’autres
pays ont suivi cet exemple. Mais leur situation n’est en rien
comparable avec celle de la France, dans la mesure où notre pays
dispose déjà d’un grand nombre de centres de soins aux
toxicomanes, ce qui n’est pas le cas dans les pays qui se sont
résignés à ouvrir des salles de shoot. Or, l’expérience acquise
dans ces 10 pays n’indique ni augmentation ni diminution des
toxicomanies, mais très peu de sujets ont réussi à s’inscrire
dans un programme de soins à partir d’un accueil dans une salle
de shoot. Le résultat le plus manifeste paraît être une
diminution des accidents infectieux locaux sous forme d’abcès.
Par ailleurs, il convient de rappeler qu’avec près de 150.000
personnes bénéficiant aujourd’hui d’un traitement de
substitution (méthadone ou buprénorphine), la France se place en
tête au niveau de cette offre.
Aucune garantie d’asepsie.
Les vrais risques des salles de shoot sont en premier lieu liés
aux capacités «créatives» du marché, en particulier via
Internet. Le risque est d’accompagner des injections encore plus
néfastes que ce que l’on connaît aujourd’hui. La compassion à
l’égard des toxicomanes ne saurait nous dispenser de veiller aux
règles de prudence inhérentes à tout acte d’injection. Or,
l’examen macroscopique de la substance avec laquelle viendraient
les toxicomanes ne permettra pas de connaître la nature du ou
des produits injectés. On peut d’autant plus s’inquiéter de la
situation extrême d’approximation dans laquelle se trouveraient
des professionnels impliqués dans ce type d’accompagnement. Il
est tout aussi évident que ces substances venues de la rue
n’apporteront aucune garantie d’asepsie. Ces deux éléments sont
suffisants pour heurter la déontologie des professionnels
sanitaires. Les autorités suisses l’ont bien compris, en faisant
évoluer les salles de consommation contrôlée en salles de
distribution d’héroïne médicalisée, à la condition que le
toxicomane s’inscrive dans un programme de soins de sa
toxicomanie. Rappelons que c’est ce qui se pratique en France
depuis un demi-siècle dans les centres méthadone…
En médecine, la notion d’expérimentation suppose un protocole
préalable strict et pertinent. Cette évaluation doit en outre se
faire de manière suffisamment indépendante pour que,
volontairement ou involontairement, les professionnels
n’influencent pas la lecture des résultats, surtout dans une
situation aussi inédite que l’ouverture de lieux dérogatoires
par rapport à la loi puisque accompagnant la consommation de
substances illicites.
Les risques idéologiques sont trop évidents pour se dispenser
d’une rigueur méthodologique. Les questions de responsabilités
inhérentes à l’exercice d’une profession sanitaire au sein d’une
salle de shoot ne doivent pas être méconnues. Qu’adviendra-t-il
en cas d’accident sanitaire ou de trouble du comportement pour
un sujet ayant été ainsi «accompagné»? Le débat ouvert par les
responsables politiques répond à des objectifs davantage sociaux
que médicaux: rétablir l’ordre public dans certains espaces trop
occupés, dit-on, par les toxicomanes. Les psychiatres savent
bien la divergence de vues qui peut exister entre de légitimes
objectifs d’ordre public et d’aussi légitimes objectifs
sanitaires.
La médecine se doit de traiter et non point d’entretenir les
addictions.
Une fois encore, tout malade a droit à la compassion que
nécessite son état et les toxicomanes sont des malades. Mais il
importe de ne pas perdre de vue que tout malade a droit à des
modalités de soins respectant les règles sanitaires
élémentaires, éthiques et juridiques: rien ne justifie de ne pas
accorder ce droit aux toxicomanes. Mais la médecine se doit de
traiter et non point d’entretenir les addictions.
Les résultats des expériences de salles d’auto-injection dans
d’autres pays que le nôtre ne permettent pas de porter des
conclusions médicales positives. S’il est vrai qu’en France, des
salles d’injection contrôlée devraient accueillir des
toxicomanes depuis longtemps pris dans le piège de la
toxicomanie, il faut savoir que ces salles ne réduiront ni la
contamination du sida, ni la contamination du virus de
l’hépatite C. De surcroît, comment croire qu’elles apporteront
ici ce qu’elles n’apportent pas ailleurs: la possibilité
d’inscription du toxicomane dans un programme de soin ?
Pour conclure, nous pouvons attester de l’efficacité de la main
tendue vers les populations toxicomanes. Ainsi, l’association
Ligne de Vie mise en place par Michel Platini, qui a le soutien
de la Mairie de Paris depuis plus de vingt ans, démontre les
possibilités de réinsertion des personnes atteintes de
toxicomanie, y compris dans les formes les plus graves. Au cours
de l’année 2013, plus de 100 toxicomanes suivis par cette
association et ayant adhéré à un programme de soins trouveront
un emploi à la Mairie de Paris. Un résultat qui illustre
l’importance d’actions médicalement cohérentes pour traiter les
toxicomanies. C’est pourquoi il faut que nos responsables
politiques sachent, dans l’hypothèse où ils décideraient hélas
d’ouvrir des salles d’injection contrôlée, qu’ils ne pourront
pas se dispenser pour autant d’un soutien aux associations de
bénévoles et des autres nombreuses structures de soins qui
luttent contre les toxicomanies et qui, dans l’intérêt des
toxicomanes, restent en recherche de moyens supplémentaires.
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